CHAPITRE IX
Dans la journée, les choses ne s’améliorent pas beaucoup. Je déjeune au comptoir d’un drugstore et je comprends, mais trop tard, pourquoi ces boîtes font aussi des affaires prospères dans la pharmacie. Quand je reviens au bureau, Polnik m’y attend. Il a de nouveau sa mine des jours sombres.
— Vous deviez rentrer à midi, lieutenant, gémit-il. Il y a deux heures que je vous attends et je n’ai pas encore déjeuné.
— C’est de courser cette 611e à travers toute la campagne qui vous a mis en appétit ?
Une lueur de terreur superstitieuse s’allume dans ses yeux et il regarde nerveusement derrière lui. Il croise les doigts pour conjurer le mauvais œil.
— Qu’est-ce que c’est que tout ce cirque ? lui de-mandé-je avec une froideur polaire.
— C’est cette femme de chambre. (Sa voix n’est plus qu’un murmure enroué.) Est-ce que vous croyez aux sorcières, lieutenant ?
— Bien sûr, mais pas du genre que vous voulez dire.
— Lieutenant, marmonne-t-il, elle est extralucide !.. Voilà : vous manquez tomber, vous tendez une main pour vous rattraper, il se trouve que cette fille passe à portée de votre main juste au même moment et que par hasard votre main arrive… (Il avale sa salive avec peine.) Alors, elle se trompe sur vos intentions. Ce n’est tout de même pas pour ça qu’elle va vous jeter le mauvais œil, non ?
— Ça dépend du nombre de fois où vos intentions ont été mal comprises, Polnik. Pourquoi croyez-vous que c’est une sorcière ?
Il écarquille les yeux.
— Tout à coup, comme ça, sans raison, elle m’a dit que si je recommençais elle appellerait ma femme, qu’elle lui dirait qu’elle était vendeuse dans un magasin de luxe, que j’hésitais à choisir un cadeau pour ma femme et pour sa mère – pour sa mère ! – et qu’elle avait pensé que le mieux, ce serait de demander à ma femme ce qui leur ferait plaisir. Je vois d’ici ce qu’on lui aurait répondu !
— Et c’est pour ça que c’est une sorcière ?
— La mère de ma femme a débarqué hier soir. Comment cette fille pourrait le savoir si elle n’a pas une boule de cristal ou un truc comme ça ? Ma belle-mère me suffit largement comme sorcière.
— A mon avis, si vous n’êtes pas changé en crapaud d’ici ce soir, vous ne risquez rien. Qu’est-ce que ça a donné avec Mme Mayer ?
— J’ai fait exactement ce que vous m’avez dit, lieutenant. Mais cette bonne femme est tellement nerveuse que c’en est contagieux.
— Bon. Maintenant que vous m’avez fourni votre alibi, racontez ce qu’elle a raconté.
— Chaque fois que je parlais de Hardacre, elle se mettait à chialer. J’en avais tellement marre qu’à la fin j’ai appelé Qui-vous-savez ! Elle dit qu’elle a vu son portrait une ou deux fois, que c’était seulement1 sa tête et ses…
— Bon. Hardacre la laissait regarder ?
— Non, justement. Le tableau était sur le cheval, vous comprenez ? Tourné vers le peintre, forcément, pas vers la souris. Et quand Hardacre avait fini de travailler, il portait le tableau dans un coin, collé au mur.
— Oui… Pourquoi est-ce qu’il ne le faisait pas porter par le cheval ?
— C’est un cheval en bois, lieutenant, m’explique Polnik qui toussote pour masquer son sourire condescendant.
— Elle n’a rien dit d’autre ?
— Non, lieutenant. Vous ne m’aviez pas dit qu’elle dirait autre chose. J’ai posé vos questions et elle a répondu.
— C’est vrai, j’oubliais.
— Je peux aller déjeuner, maintenant ?
— Mais oui, dis-je distraitement. Non ! Attendez une seconde.
Polnik qui est déjà à la porte se retourne vers moi, hideusement défiguré par la résignation.
— Qu’avez-vous pensé du derrière de Madame Mayer ?
Il danse un bon moment d’un pied sur l’autre en se grattant la tête.
— Lieutenant, finit-il par dire avec gêne, je ne l’ai même pas remarqué.
— C’est bien ce que je pensais.
Il s’en va déjeuner et je commets encore une grosse erreur en allant trouver Lavers dans son bureau. Dès que j’ai fermé la porte je sens qu’il m’examine de tous ses yeux. Il a l’air enchanté et sue la bonne volonté par tous les pores : je ne l’ai pas vu comme ça depuis le jour de sa réélection…
— Ma parole, mais c’est le lieutenant Wheeler ! dit-il d’un ton ravi. Comme c’est gentil de passer nous voir. Vous êtes en déplacement, je suppose ? Et vous avez fait un petit crochet pour venir dire bonjour aux vieux amis, c’est ça ?
— Allez-y, placez votre astuce et qu’on en finisse, dis-je.
— Le déplacement, c’est que je vais vous virer et que vous allez vous retrouver au Bureau des Homicides !
De ce moment, nos relations ne cessent de se détériorer. Lavers m’écoute avec horreur quand je lui dis quelle histoire j’ai racontée à Dekker. Des frissons spasmodiques le secouent quand je lui dis que j’ai raconté la même à Mayer, en inversant les rôles. Et il paraît au bord de la dépression nerveuse quand j’explique la version numéro trois que j’ai servie à Vernon.
— Bon, dit-il avec le sang-froid du désespoir. Si je vous vire à l’instant et que je jure l’avoir fait il y a un mois, peut-être que tous ces gens-là ne pourront pas nous poursuivre.
— Vous n’avez vraiment aucune confiance en moi ?
— Plus maintenant, si vous tenez à le savoir ! Qu’est-ce que c’est que toute cette salade ?
— Je vous expliquerais bien mais vous ne me croiriez pas.
— Pourquoi pas ? Je ne suis pas si bouché. Et puis après ce que je viens d’entendre, je suis prêt à tout. Allez-y, vous avez deux minutes.
— Depuis le moment où Hardacre a été poignardé, tout s’est déroulé comme une tragédie grecque, affirmé-je avec aplomb. Les acteurs entrent en scène et en sortent. Ils disent leurs répliques juste quand il faut. C’est ridicule. On dirait que quelqu’un les dirige de la coulisse.
— Wheeler, vos deux minutes sont passées.
— Non, pas encore ! Vous vouliez savoir pourquoi j’ai raconté la même histoire aux trois types en changeant les rôles. Eh bien, c’est pour ça.
— Lumineuse explication ! ricane Lavers. Je peux me remettre à mes cocottes en papier, maintenant ?
— Je veux posséder le metteur en scène, dis-je avec rage. Pour ça, j’ai écrit de nouvelles répliques, j’ai indiqué aux acteurs des mouvements différents et je leur ai raconté à tous que les autres les haïssaient. Du coup, plus rien ne va se passer comme le metteur en scène l’avait prévu. Au lieu d’un spectacle bien réglé, il va avoir de la pagaille. Les acteurs ne lui obéiront plus et vont changer leur texte. Quand ça commencera, le metteur en scène devra agir, et tout de suite. J’espère qu’il va s’affoler, mais même sans ça, il va perdre un peu les pédales et il fera des fautes. Vous comprenez, maintenant que je vous ai fait un dessin ?
Le shérif Lavers me regarde longtemps, sans un mot. Puis il hoche tristement la tête.
— C’est un dur moment que je vis là, Wheeler, dit-il d’une voix enrouée. Vous savez ce que c’est ?
On se rappelle encore le fier et fougueux étalon et puis tout à coup, un triste jour, on s’aperçoit brutalement que le temps a commis des ravages, que l’étalon n’est plus qu’un vieux paquet d’os essoufflé et branlant et qu’il est bon pour l’équarrissage. Je vous demanderai une dernière faveur, mon vieil ami. Soyez assez gentil pour faire mettre vos oreilles sous verre : je les accrocherai, en souvenir, derrière mon bureau.
— Celle-là, dis-je sévèrement, ce n’est pas de l’improvisation. Vous l’avez préparée depuis des mois et vous attendiez le moment de la sortir.
Son regard innocent flâne au plafond.
— Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites, Wheeler.
— Ne vous fatiguez pas. Vous croyez que je suis cinglé avec mon histoire de tragédie grecque et du metteur en scène qui dirige tout de la coulisse, hein ? Eh bien, attendez un peu et vous verrez ! Attendez vingt-quatre heures et…
— Et ça va sauter ?
— Parfaitement ! Quelque chose va craquer.
— Parce que vous avez couillonné le metteur en scène et que ça ne va plus aller comme aux répétitions, c’est bien ça ?
— C’est bien ça ! Mais vous êtes trop bête pour voir…
Un sourire de béatitude éclaire lentement son visage.
— J’ai passé le plus clair de ma vie assis dans ce bureau, dit-il d’un air ravi. Et la plupart du temps j’ai joué les brutes épaisses : ça m’est égal. Après tout c’est le rôle d’un shérif. Mais, de temps en temps, ça me réchauffe le cœur de voir un faire-valoir borné me donner la réplique.
— Un faire-valoir ? dis-je, suffoqué.
— C’est beaucoup plus difficile que de jouer les comiques, réplique-t-il froidement. Mais revenons un moment à votre tragédie grecque. Ce qui m’ennuie, c’est que l’affaire pourrait en devenir une, justement.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— En composant sa pièce, le metteur en scène comptait peut-être qu’il n’y aurait qu’un seul assassinat et il a écrit les rôles en conséquence. Maintenant vous avez mis la pagaille en inventant de nouvelles répliques et de nouveaux jeux de scène. Je ne voudrais pas que nous finissions avec quelques assassinats supplémentaires qui n’auraient jamais eu lieu si nous avions laissé le metteur en scène maître de la situation.
J’ai l’impression de recevoir un coup de pied dans l’estomac. Lavers vient de mettre le doigt sur un point essentiel que j’ai négligé : c’est que mon truc comporte des risques. Et maintenant, il est trop tard pour faire quoi que ce soit.
— Vous croyez avoir affaire à un assassin qui se prend pour le bon Dieu, Wheeler. Vous avez peut-être raison mais vous auriez dû résister à la tentation de vous prendre pour le bon Dieu, vous aussi. Ça risque de coûter beaucoup trop cher. Surtout si les autres acteurs ignorent qu’ils jouent dans cette superproduction. Vous ne croyez pas ?
— Si, c’est vrai. Je n’avais pas pensé à ça. Je devrais sans doute vous remettre mes oreilles ?
— Si vous comptez que je vais me mettre à pleurer, vous en serez pour vos frais. Je ne pleure que le vendredi. C’est le jour où je rends des comptes au Conseil municipal ; il faudra que j’essaie d’expliquer pourquoi mon bureau se livre à des dépenses énormes parfaitement inutiles, comme votre traitement, par exemple.
— J’allais partir, shérif.
— Il est grand temps, beugle-t-il. Où est-ce que vous vous croyez, ici ? Dans une maison de repos ?
Je sors précipitamment du bureau et me retrouve dehors, les jambes tremblantes. Vanné n’est pas le mot : je suis crevé, vidé, mort. Une nuit avec Hilda, c’est merveilleux et absolument divin, d’accord, mais c’est aussi crevant qu’une semaine de labeur acharné.
Et puis, je ne peux rien faire qu’attendre. Alors, autant attendre chez moi, et même dans mon lit.
La seule idée de dormir m’arrache un gémissement de plaisir. Je suis sur le point d’aller la mettre à exécution quand la main de fer du Destin s’abat une fois de plus sur moi.
— Al, mon chou ?…
C’est une voix lente et parfumée (jasmin, magnolia et frangipane, en parties égales) qui me fait frissonner jusqu’aux moelles : celle d’Annabelle Jackson.
Je chevrote :
— Bonjour, Annabelle !
— Vous allez sûrement être content de voir comme je fais confiance à ce cher vieil Al Wheeler, dit-elle tendrement. Je vais laisser à la maison mon cher petit fusil de chasse.
— Formidable !
— Mais n’oubliez pas : vous vous êtes amendé•
— Je passe vous prendre à huit heures ?
Au prix d’un effort surhumain, je m’arrache un sourire qui me reste bêtement collé sur la figure.
— Mon chou, dit Annabelle avec un certain étonnement, vous avez les traits bien tirés.
Je murmure, entre mes dents :
— A huit heures, chez vous ?
— Je vais vous faire une belle surprise, Al, roucoule-t-elle gaiement. A huit heures, c’est moi qui
viendrai chez vous. Et ne vous occupez de rien. J’apporterai le dîner.
— Quelle idée merveilleuse ! dis-je en frissonnant. Qui vous l’a donnée, ma fleur embaumée ?
— Depuis quelque temps, je suis des cours de cuisine, dit-elle, fièrement.
— Annabelle, mon cœur, des vitamines ! Il faut que j’aille prendre des vitamines. Désolé de vous quitter si vite… Chez moi, ce soir, vers huit heures…
— A huit heures tapantes, mon chou. Tapantes ! Je pars en titubant. Et tant pis pour Lavers : je ne vais pas attendre vendredi : je vais éclater en sanglots tout de suite.